Se lever tôt faisait partie des rituels de Riordan qui considérait que le Monde appartenait à ceux qui savaient s'extirper de leurs lits lorsque les jeunes gens du même âge se perdaient un peu trop longtemps entre leurs draps. La rigueur asiatique dans laquelle il avait grandi lui avait appris que s'il voulait faire quelque chose de sa vie - et la réussir - il lui fallait outrepasser ses instincts les plus primaux, quitte à s'oublier dans la manœuvre.
Rio ne s'en plaignait pas ; après tout, il avait l'habitude, et ses gestes mécaniques quotidiens se situaient dans des tranches horaires assez matinales pour lui faire oublier son sommeil. Prendre une douche, avaler son petit-déjeuner, assimiler son traitement.. le tout sans omettre de prendre son temps, car Riordan était un garçon profondément délicat et que son hygiène de vie alliait la patience à la perfection.
Le tout était de savoir s'occuper par la suite, et là où la semaine il se devait d'aller en cours une certaine heure passée, son emploi du temps était vide le week-end. Alors Riordan attelait ses matinées à la révision ; réminiscence des jours précédents, sans doute, mais également obligation à laquelle il prenait plaisir. Comme l'excès de sport produisait de l'endorphine, la stimulation intellectuelle, aussi répétitive fut-elle, était une source de complaisance pour le jeune homme.
Ce samedi-là ne fit pas exception à la règle. Coincé au fond du canapé près de la cheminée, entouré d'un plaid aux couleurs de la maison Serdaigle, il avait calé son livre d'arithmancie entre ses genoux et notait régulièrement ses révisions sur un parchemin, prenant appui sur les pages au fur et à mesure qu'il les tournait. Il enchaînait les chiffres comme l'on se gavait de sucreries et le silence qui régnait dans la salle commune l'avait plongé dans un état de concentration sereine, pas même perturbée par les - rares - bruits de pas qui résonnaient de temps à autre dans son dos, lorsqu'un élève s'extirpait des dortoirs pour aller affronter le froid des couloirs du château.
L'extrémité de sa plume contre la joue, il ne fit pas exception lorsque l'autre bout du sofa dans lequel il était installé s'affaissa sensiblement sous le poids d'un intrus. Mais Rio avait pris la mauvaise habitude d'omettre le Monde extérieur, pas seulement lorsqu'il révisait mais pour toutes les choses futiles de son quotidien - vivre en communauté n'avait jamais été sa plus grande qualité et il y avait répondu en s'adaptant de manière qu'il connaissait le mieux.
Bonjour l'interpella une voix douce quelque part sur sa gauche et il cilla lentement, arrachant son regard à son manuel pour tourner la tête vers la jeune fille. L'accent n'avait pas manqué de l'étonner, et il n'était pas très doué pour percer à jour les origines de chacun, lui-même étranger à la Grande-Bretagne et dont les "R" sonnaient toujours un peu faux, mais il avait décelé une espèce de tendresse fallacieuse, derrière cet accent, quelque chose de beau - d'extrêmement latin, réalisa-t-il alors, et sa surprise l'empêcha de réagir immédiatement tandis qu'il l'observait silencieusement, plus passionné par la linguistique de l'instant que par le partage inattendu.
Puis il cilla à nouveau, plus précipitamment, comme s'il réalisait qu'on s'adressait à lui et il se redressa pour incliner son cou en direction de la jeune fille, ersatz de révérence qu'il ne pouvait pas se permettre d'exécuter dans sa position.
« Bonjour. » répondit-il enfin, d'une voix un peu enrouée ; il avait beau être debout depuis plus d'une heure, maintenant, il n'avait pas encore eu l'occasion d'échanger avec qui que ce soit et ses cordes vocales ronronnaient encore du sommeil duquel il ne les avait pas extirpé. « Tu es nouvelle, n'est-ce pas ? »
Riordan, c'était la pudeur, la prudence et la décence ; Riordan, c'était aussi la curiosité maladive, le besoin de comprendre, de savoir - et les traits de sa vis-à-vis lui échappaient tout autant que l'accent chanteur qu'elle dissimulait au creux de sa voix. Ce n'était pas qu'il s'intéressait à ses camarades - ou alors, pas à tous ; mais il classifiait toujours tout, y compris son entourage, et il lui semblait essentiel (sinon vital) de savoir mettre un prénom sur les visages qui partageaient son quotidien.
Mais Riordan, c'était aussi la politesse, une galanterie désuète qu'il ne sembla pas oublier en rajoutant : « Je suis Riordan. Bienvenue parmi nous. »